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Rencontre
Steven Spielberg - Luc Besson Interview : Jacques-André Bondy & Alain Kruger / Première
Photos : David James
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Steven Spielberg / J'adorerais faire un film en France un jour. J'ai failli y faire le prochain. Mais c'était trop cher. Ils nous collent 57% de charges sociales. C'est beaucoup trop cher! Besson / Oui, pour moi aussi. Les transports, la main-d'œuvre… On est allé voir les autorités françaises pour leur expliquer que l'équipe artistique et la production étaient française et que nous aimerions beaucoup tourner dans notre pays… Je leur ai demandé de m'y aider parce que tourner en France c'est beaucoup plus cher que de tourner en Angleterre. Mais bon… On a fini en Angleterre, au studios Pinewood, où les charges sociales sont beaucoup moins élevées… Spielberg / Je ne me suis pas rendu moi-même en France, mais mon décorateur y est allé. On prépare Saving Private Ryan [Soldat Ryan], un film qui se déroule pendant le débarquement allié, à Omaha Beach. On s'était dit que ce serait bien de tourner dans les petits villages français des environs de Caen. Mais nous aussi, on a comparé les devis… On tournera quand même quelques scènes à Paris, pendant environ deux semaines. Besson / Pour La Liste de Schindler, vous avez tout tourné en Pologne? Spielberg / Oui. Chaque plan. Nous avons au moins un point commun, c'est d'avoir réalisé un projet qui nous tenait à cœur : vous êtes enfin en train de réaliser votre film de science-fiction, et moi, j'ai enfin fait mon film sur l'Holocauste. Ce qui est amusant, c'est que, généralement c'est moi qui fais des films de science-fiction, et vous des films plus personnels. D'une certaine façon, on s'est chacun assis dans le fauteuil de l'autre. Besson / Le premier de vos films à être diffusé en France était Duel . Je ne sais pas si vous étiez là mais vous avez remporté le grand prix du festival d'Avoriaz.. Spielberg / Je n'étais pas là, mais j'en ai entendu parler. Besson / À cette époque, il y a vingt ans, Avoriaz, c'était vraiment quelque chose! Ce qui est amusant, c'est que, une petite dizaine d'années après, je suis aussi allé à Avoriaz, pour présenter Le Dernier Combat . Et moi aussi, j'ai gagné. Au même âge que vous à l'époque. Et tous les journaux ont titré sur " Le nouveau Spielberg " etc. C'était la première fois que mon père découpait un journal et la première fois qu'il m'a montré qu'il était fier de moi. Spielberg / C'est très intéressant, ces histoires de générations. Quand j'ai démarré, moi, on me comparait au réalisateur du Salaire de la peur . Besson / Clouzot. Spielberg / On m'a aussi comparé à Truffaut. Besson / Pour Sugarland Express ? Spielberg / Au moment de Sugarland…, je découpais dans la presse des articles où l'on me comparait à Clouzot et à Truffaut et je les montrais à mes amis. J'étais ravi. Finalement, le monde du cinéma est comme une petite communauté. Je ne sais toujours pas vraiment quel genre de réalisateur je suis, mais je sais quels réalisateurs j'aime, lesquels ont été mes sources d'inspiration. je crois que nous baignons tous dans la même inspiration. Si vous, Luc, faites un bon film, alors mon prochain sera enrichi d'autant. Je crois vraiment à ça. Ça me déprime beaucoup quand je vois un mauvais film. Alors que je suis plein d'inspiration quand j'en vois un bon. Besson / Pour moi, c'est à peu près le contraire! Quand je vois un mauvais film, je me dis: "Ok, je suis pas si mauvais, ça va." Quand j'en vois un bon, ça ne me met pas en colère, je suis plutôt plein de respect. Par exemple, dans Jurassic Park , j'admire la façon dont vous avez filmé la voiture qui tombe de l'arbre. Du seul point de vue du réalisateur, la façon dont c'est monté…. Spielberg / Je me souviens encore des deux câbles qui sortaient de l'arrière de la voiture et de l'impression que je ressentais d'une voiture suspendue, tournoyant dans le sens inverse d'une chute naturelle. Je disais: "Pourquoi cette voiture ne peut-elle pas être plus lourde? On dirait une voiture en plastique." Et on me répondait que les câbles étaient indispensable pour que la voiture ne tombe pas trop vite. Je répliquait, que justement, je voulais qu'elle tombe vite! Du coup, on a rajouté des branches à l'arbre, on a retiré tous les câbles-sauf un, un câble de sécurité- et on a laissé la voiture dégringolée par la seule force de la gravité. Mais si vous aviez vu les rushes du premier jour, vous auriez trouvé comme moi que ça ne fonctionnait pas du tout! Besson / Combien de jours ça prend une scène comme ça? Spielberg/ Trois jours pour la scène de l'arbre. Trois jours! Et j'ai jeté tout ce qu'on avait tourné le premier jour. Cela dit, j'aime bien re-tourner des scènes. J'aime faire les choses, attendre quelques jours, y penser et parfois y revenir pour tourner un ou deux plans. Juste parce que je ne "possède" une scène que vers la dernière heure de tournage. C'est là que, subitement, je comprends tout ce que j'aurais dû faire. Le seul script ne remplace pas le fait d'être sur place, dans l'atmosphère du plateau avec les acteurs, la caméra, l'éclairage: là, on à l'impression de lire le scénario pour la première fois. Besson / Pour moi c'est pareil. En fait, j'ai toujours peur de prendre une décision. Je ne sais jamais… Si vous verrouillez un plan quatre mois à l'avance et que vous vous rendez compte que, finalement ,vous ne pouvez pas le faire, ça vous déstabilise complètement. En fait, on a le scénario, et il faut rester sur le pas de la porte et attendre… Spielberg / C'est ça. Remarquez, quand je me rappelle mes premiers films.
Besson / ...Vous ne pouviez pas tourner autant? Spielberg / Non. Cela dit, quand j'étais plus jeune, je suivais plus volontiers mes intuitions. De toute façon, je n'avais pas grand chose d'autre à quoi me fier. Avec l'âge et l'expérience, j'ai commencé à moins suivre mon instinct. En vieillissant, il faut se recycler, cesser de s'occuper de tout jusqu'au moindre détail. Pour moi, c'était dans les petits détails que résidaient les bons choix. Mais si je pense trop à un détail, il finit par prendre trop d'importance, je commence à l'intellectualiser, puis à me faire du souci et, finalement à jeter ce que, naguère, je jugeait bon… En vieillissant, j'ai dû commencer à me servir de ma tête, à utiliser ma capacité à ressasser à mort pour travailler sur moi-même et me forcer à être plus spontané, à ne plus m'inquiéter autant de ma liste de plans, de mes story-boards, de tout le travail de conception…Pour la liste de Schindler, j'ai vraiment travaillé très dur sur moi-même. Je n'ai pas fait de story-board, rien de "préconçu" en dehors du travail sur le scénario, quia duré environ 10 ans… Du coup, quand je suis arrivé en Pologne pour le tournage, chaque scène était fraîche. Quand j'ai relu le scénario, c'était comme si je ne l'avais jamais lu auparavant. C'est très important parce que mon pire ennemi, finalement, c'est la réflexion. Besson / Schindler, vous vouliez le faire plus tôt? Spielberg / Oui. Mais je n'étais pas satisfait du scénario. Au début des années 1980, quand j'ai acheté les droits du livre de Thomas Keneally, je ne me sentais pas non plus assez mûr pour raconter cette histoire. Ça m'a pris à peu près neuf ans pour évoluer suffisamment sur le plan personnel, avoir mon premier enfant, puis mon deuxième enfant, puis mon troisième enfant, puis mon mariage, puis mon divorce, puis mon remariage avec Kate [Capshaw]… C'est cet ensemble qui m'a préparé à … Schindler. Il fallait d'abord que je vive avant d'être capable de raconter. Alors que je n'avais pas besoin d'expérience pour faire les Aventuriers de l'arche perdue ou Jurassic Park. Pour The Lost World , la suite de Jurassic Park , je suis de retour, de retour en enfance! Besson / Comparée à votre carrière, la mienne est très courte-je n'ai fait que 7 films-, et aujourd'hui, je suis épuisé. Il m'arrive même d'envisager de tout arrêter. Où trouvez-vous l'énergie de continuer? Spielberg / Après … Schindler , je n'ai pas fait de films pendant trois ans, ma plus longue période sans tourner. J'ai d'abord pris un an "off", ça faisait quinze ans que j'y songeais. Ensuite, j'ai lancé Dream Works, le studio que j'ai fondé avec Jeffrey Katzenberg et David Geffen. Ça pris encore un an. Et puis, je me suis attelé à la suite de Jurassic Park . Encore une année. Soit une année de "vie", une année de business et une année de préparation. Mais c'est ma plus longue période sans rien mettre en scène. Et ça m'a manqué terriblement! Besson / Ah bon? Spielberg / Ça m'a vraiment manqué. Du coup, je déborde d'énergie. Là, je suis comme un mort de faim qui parle la bouche pleine! En fait, ça commencer à me manquer cinq mois après le début de mon année sabbatique. Vous, vous avez fait sept films? Besson / Oui Spielberg / Et pour le premier vous aviez quel âge ? Besson / 20 ans. Spielberg / Et aujourd'hui ? Besson / 37. Spielberg / 37... C'est dur de trouver un financement quand on débute en France ? Besson / Pour le premier ? Spielberg / Pour les deux premiers. Besson / Pour le premier, j'ai fait la tourné e de tous les producteurs de Paris. Personne n'a rien voulu me donner. Du coup, j'ai fondé une petite société. Et je suis aller voir tous les gens que je connaissais qui avaient un peu d'argent. Il y en avait un qui vendait des chaussures, un autre qui avait eut un accident et qui avait reçu de l'argent des assurances... Spielberg / Ah d'accord! Quelque part, deux voiture se rentrent dedans et la carrière de Luc Besson démarre! Besson / Le troisième avait hérité d'une grand-mère et le quatrième avait une agence de voyages. Voilà mes quatre coproducteurs. Aucun dans le cinéma. Spielberg / Vous avez eut de la chance. Ce sont les meilleurs producteurs ! Besson / Oui, ils viennent sur le plateau et ils sont si fiers ! Spielberg / Vous leur fabriquez une chaise avec leur nom dessus et ils sont contents! Besson / Sauf que le Dernier Combat se déroulait dans un décor de chaos. Je n'avais donc qu'une pierre à leur proposer pour s'asseoir. Ils étaient en participation, intéressés aux bénéfices en fonction de leur mise de fonds. Spielberg / C'est honnête, oui, très honnête. Besson / Et très simple. Pour le deuxième film ça s'est passé plus simplement. La Gaumont m'a donné de l'argent, puis ils ont accepté de me distribuer. C'est vrai aussi que je n'avais pas suivi le cursus normal. J'avais d'abord essayé de faire une école de cinéma [l'Idec]. Lors de l'entretien préliminaire, un type m'a demandé quels étaient mes cinéastes préférés. J'ai cité quelques noms, dont le vôtre. Et, ils ne m'ont pas accepté. L'entretien à duré environ cinq minutes, je n,ai même pas pu me présenter au concours. J'ai alors essayé de devenir assistant… En fait, moi, je ne voulais pas écrire, je ne voulais pas produire, mais j'ai fini par tout faire parce que personne ne voulait le faire à ma place. J'ai appris comme ça, et c'était dur au début parce que je n'y connaissais rien. J'ai appris parce que je voulais faire ce film. Et on fini par prendre l'habitude de tout faire. Spielberg / Tout, oui... Besson / Après, quand un type vous annonce qu'il veut produire votre deuxième film, vous lui dites: "Attendez, je peux aussi aller voir les télés anglaises et, dorénavant, elles accepteront aussi de me produire." Spielberg / Vous apprenez vite ! Besson / Mais, en même temps, sur le dernier... Spielberg / Votre film de science-fiction ? Besson / Oui, là, le budget est énorme. Pas pour vous mais pour moi: 90 millions de dollars, c'est gigantesque, et je crois que pour moi, c'est la limite. Je ne voudrais pas avoir l'air prétentieux, mais je fais mes films comme un artiste. Je fais le cadre, j'écris le scénario, je monte… C'est du "cousu main" en quelque sorte. Spielberg / Oui, "fabrication maison"... Besson / Mais du "cousu main" à 10-12 millions, ça va. On reste en famille, on me dit: "Fais comme tu veux." Mais la même méthode pour un film de 90 millions ça devient un cauchemar. Spielberg / C'en est un ! Besson / Il n'y a que les studios -les grands studios américains- qui ont le savoir-faire pour ces énormes trucs. Ils savent déléguer, répartir la charge de travail. Il y a le ou les producteurs, le décorateur, le metteur en scène, l'auteur… Et tout le monde "partage". Et tout le monde sait comment faire. Je suis très curieux de voir mon film parce que c'est peut-être la première fois qu'un "artiste" fait un film de cette taille. Un peu comme un apatride qui se retrouverait dans la finale de Jeux olympiques. Sans drapeau, ne représantant que lui-même. Je suis content d'avoir fait ça et, en même temps, je sais que ce n'est pas la bonne méthode. Mais peut-être que ça aura un goût différent, qu'il n'y aura pas le "polissage" inhérent aux grosses machines. Spielberg / Quand vous faites un petit film personnel, c'est comme de faire du jet-ski. Vous êtes seul, éventuellement deux, vous aller très vite et vous prenez les tournants secs; et quand vous tombez à l'eau, vous pouvez vous remettre en selle tout de suite. Mais quand vous faites un gros film, le poids de tout cet argent, la nécessité d'être rentable, pèsent tellement sur les réalisateurs… C'est comme se retrouver à la tête d'un énorme porte-avions. Impossible d'improviser, d'avoir des caprices… Vous êtes l'esclave de votre propre emploi du temps. Si vous vous mettez à improviser avec 300 personnes sur le plateau tous les jours, ça vus coûte un maximun. C'est pour ça que les films nécessitent beaucoup plus de préparation et de discipline. Des films comme ça, j'en ai fait pas mal et, à chaque fois, j'ai l'impression de m'user, d'avoir des semelles de plomb. J'ai envie de retirer mes chaussures, de courir pieds nus dans les falques d'eau; mais je ne peux pas parce que mes pieds, il faut une force herculéenne pour les soulever et faire un pas. C'est là que vous réalisez que, putain, vous tournez que 6 plans par nuit au lieu des 30 que vous souhaitez. J'aime tourner très vite. Plus je tourne vite, plus le film est clair dans ma tête. Si j'arrive sur le plateau, que j'y passe 12 heures et que je tourne 6 plans, je ne tourne qu'un huitième de page d'un scénario ! Je ne vois aps du tout le film, je vois une petite mouche morte écrasée sur la marge et j'y porte toute mon attention, mais je n'ai aps une vue générale. En tant que réalisateur, j'ai besoin de me forcer à tourner vite. Mais sur les gros films, c'est presque impossible. C'est aussi pour ça que je suis impatient de faire un film plus petit. Quelque chose que je puisse contrôler, où j'ai moins besoin des autres. [Une jeune femme vient chercher Spielberg pour retourner sur le plateau de "The Lost World"]. Elle / Je dois vous le voler. Spielberg / Ils sont prêts ? Elle / Oui Spielberg / La lumière est bonne ? Elle / Oui, on est prêt à tourner. Spielberg / Les acteurs sont sur le plateau ? Elle / Je peux vous donner encore 5 minutes... Besson / Vous croyez que vous tournerez encore dans vingt ans ? Spielberg / Oui. Le contraire me semble inimaginable. Besson / Moi pas. Spielberg / Vous êtes sûr ? Qu'est ce que vous ferez ? Besson /...Des enfants... Spielberg / Combien en avez-vous ? Besson / J'ai deux petites filles, 2 et 7 ans. Spielberg / Moi j'aurai mon septième enfant dans deux semaines. Ma femme devrait accoucher dans deux semaines.
Première / Est-ce que les changement technologiques récents vont modifier votre façon d'écrire et de réaliser ? Spielberg / Non. Non parce que j'ai toujours demandé l'impossible. La seule chose qu'apporte la dernière génération d'images de synthèse, c'est qu'elle rend l'impossible abordable. Mais, jusqu'à présent, je n'ai jamais été arrêté. Quand j'ai écrit Rencontre du troisième type après les Dents de la mer, je n'ai jamais pensé que certaines choses étaient impossibles techniquement: on n'a jamais rattrapé le futur. J'ai toujours pensé que, d'une façon ou d'une autre, on se débrouillait pour créer la technologie nécessaire aux images que l'on veut montrer. De la même façon, je me suis lancé dans Jurassic Park avant que l'on mette au point l'imagerie de synthèse. Pour Jurassic Park, je travaillais avec des animaux mécaniques et l'animation habituelle… Des marionnettes, quoi ! En pleine pré-production, Dennis Murren, d'ILM, est venu me dire qu'il pensait pouvoir créer un dinosaure sans utiliser le "stop-motion", comme Ray Harryhausen [le créateur des effets spéciaux des Sinbad, "Le voyage fantastique de Sinbad" (74), "Sinbad et l'œil du tigre" (77), et du "Choc des titans" (81)]. Il m'a montré un essai de Tyrannosaurus-Rex entièrement réalisé par ordinateur. Ça n'a rien changé à mes plans ou à la façon dont j'avais conçu le film. Ça a seulement rendu le film plus facile à faire et les images plus réalistes. Mais j'aurais été satisfait en utilisant les bonnes vieilles méthodes. C'est pour ça que je ne crois pas que la technologie offrira de nouvelles possibilités; elle nous permettra seulement d'obtenir plus facilement- et mieux- les images que nous avons en tête. Besson / Je suis totalement d'accord. Prenez Forrest Gump , quand celui-ci est avec le président et qu'il lui dit qu'il doit aller pisser. Il y a cinq ans, on aurait pris un sosie. Et la scène aurait été la même parce que le gag fonctionne. Spielberg / Il aurait eut exactement la même efficacité! Besson / Oui! Spielberg / Il y a cinq ans! Besson / Alors, bien sûr, maintenant, on est capable de lui faire serrer la main du vrai président, mais le gag est le même. Première / Et quid du prochain film de Cameron où tous les rôles seront tenus par des acteurs virtuels ? [Cameron envisage, après Titanic, de réaliser un film entièrement en images de synthèse.] Spielberg / Ça, c'est pas bien. On doit se montrer très responsable face à ces nouvelles technologies. On n'en est pas encore capable mais, un jour, on pourra fabriquer des vrais fac-similés d'êtres humains. Là, je crois qu'il s'agit d'une forme de corruption du cinéma, hautement immorale. En ce qui me concerne, je n'ai aucune réticence pour créer des dinosaures, des vaisseaux spatiaux, ou des fantômes virtuels. Mais quand la technologie commence à remplacer les acteurs, spécialement pour des rôles que des humains pourraient tenir, il faut intervenir. Besson / C'est pire encore en ce qui concerne la médecine. Je suis absolument hostile à toute manipulation génétique pratiquée sur des êtres humains. Spielberg / Oui, exactement, exactement! Moi, je serais prêt à rejoindre un comité d'éthique pour trouver une solution morale à ça! Cela dit, je ne pense pas que l'on arrivera, avant trente ou quarante ans, à créer un être si bien imité qu'on pourrait le croire vrai. Donc, pas de panique, mais je me trompe peut-être. Première / Plus généralement, vous arrive-t-il de vous entendre répondre "C'est impossible" ? Spielberg / Oui, parfois, on me dis ça. Il y a quelques années, il était par exemple impossible de recréer l'eau par ordinateur pour une scène où je voulais de grandes vagues. Mais maintenant, pour Titanic, James Cameron y est parvenu, et ça a l'air encore plus vrai que nature. Quand ce n'est pas possible, il faut mettre vos projets de côté jusqu'à ce que ça le devienne. Première / Vous avez encore cinq minutes ? Spielberg / D'accord. Ça coûte des millions de dollars à la production mais que ça ne vous inquiète pas... Allez-y! Première / Des Dents de la mer au Grand Bleu, quel est votre rapport à la mer ? Spielberg / [en français] Ah, les Dents de la mer… [il fredonne, menaçant, la musique du film, et ajoute:] J'ai adoré Le Grand Bleu. Besson / J'avais à peu près 15 ans, et mon rêve était de faire un film sur les dauphins; c'était un peu la gestation du Grand Bleu. Je rêvais d'un film où les gens se diraient que la mer c'est merveilleux. Spielberg / Idyllique et beau… et tellement sécurisant, ha! [Rire lent et sardonique.] Besson / C'est alors qu'arrive les Dents de la mer. Succès considérable partout. J'ai bien aimé le film, mais ça m'a déprimé que des millions de gens en France en sortent terrorisés par la mer. Vous avez gâché mon rêve pendant si longtemps! Spielberg / [Il éclate de rire] Je le regrette ! Besson / Après, je me suis demandé comment faire oublié cette phobie. Finalement, Le Grand Bleu a lui aussi eu du succès. Et le jour où il a rattrapé les scores des Dents de la mer en France, j'ai été vraiment content: je me suis dit que, dorénavant les gens avaient les deux versions... Spielberg / J'aime beaucoup cette idée. Nous avons fait les deux films sur l'océan, les deux films sur la mer, les deux mers. Moi, tout ce que je sais de l'océan, c'est que j'en ai toujours eu peur. J'étais le candidat idéal pour diriger les Dents de la mer. Je me suis demandé pourquoi. J'ai fouillé dans mes souvenirs et j'ai retrouvé. Je devais avoir 3 ou 4 ans; on habitait dans le New Jersey et, avec mon père, on allait à Atlantic City tous les week-ends. Je me souviens qu'il m'emmenait dans l'eau et me tenait au-dessus de sa tête quand les vagues arrivaient. Je me sentais très en sécurité dans ses bras. Et il y a eu cette vague, plus haute. Mon père m'a lâché, j'ai culbuté, et j'ai avalé de l'eau salée… J'ai un souvenir très vif à la fois de la confiance que j'éprouvais dans les bras de mon père et, simultanément, de la trahison de la nature m'arrachant à mon père pour me jeter sous l'eau. Je crois que mon désir de faire Les dents de la mer me vient de là. Besson / Pour moi c'est le contraire. J'avais 6 ans, je vivais en Grèce avec mon père qui était professeur de plongée. Sur l'île où nous étions, il n'y avait pas d'enfants, je n'avais pas d'amis. J'étais seul. Le seul ami que j'ai fini par avoir, c'était une pieuvre que j'allais nourrir tous les jours. Pour ça, il fallait que je descende dans un repère de murènes. Du coup, mon père a essayé de m'apprendre à me servir d'une bombonne d'oxygène; mais la bombonne était plus grande que moi. Alors, il m'a jeté à la mer avec la bombonne parce que une fois dans l'eau elle ne pèse plus rien. Et, chaque jour, j'allais voir mes "amis". C'est comme ça que j'ai développé un sentiment inverse du vôtre. L'eau, c'était le seul endroit où je pouvais avoir des amis. Spielberg / C'est une histoire magnifique ! À propos si vous voulez passer sur le plateau vous êtes le bienvenu. Besson / J'arrive !